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feuilles d'hier, émois d'aujourd'hui

feuilles d'hier, émois d'aujourd'hui

feuilles d'hier, et moi, d'aujourd'hui, qui les découvre, qui les relis...


on est tous des hommes. ( Hubert Selby Jr.)

Publié par jmlire9258 sur 5 Février 2024, 17:17pm

Catégories : #Extrait de livre, #Littérature Américaine, #Judéïté, #Guerre

 

" Si t'es pas juif Mush comment que tu peux avoir des numéros juifs et un nom juif ?

Moishe regarda un moment son poignet, puis Bobby qui n'avait toujours pas bougé, T'as le chic pour poser des questions que je veux pas entendre. Bobby cligna des yeux et les leva lentement vers Moishe qui essaya de sourire et finit par y parvenir en regardant Bobby en face, Les questions c'est facile, mais les réponses... les réponses ça demande du temps. Bobby cligna encore des yeux et acquiesça, Prends ton temps... Pourquoi tu veux savoir ça ? Bobby regarda Moishe un moment, puis haussa les épaules, Jsais pas. Mettons que j'ai envie dsavoir. Ils se regardèrent un moment, puis Moishe se pencha en avant et laissa ses avant-bras posés sur la table, ignorant délibérément le tatouage,

Les premiers jours qu'on est au camp je décolère pas. Comment ils ont pu m'enfermer avec des juifs, je suis un bon Allemand... Comment Klaus a pu me faire ça juste pour me piquer l'affaire... Comment une chose pareille a pu se produire ???? C'est pas possible, ça peut pas m'arriver à moi... Et pendant tout ce temps je pense à ma femme et à mon fils, est-ce qu'ils sont en vie et dans mon cœur je les imagine déjà morts...sans arrêt, toute la journée, toute la nuit, je pense à eux... Je ferme les yeux et je les vois, j'ouvre les yeux et je les vois, partout où je suis je vois ma femme et mon fils... et je les vois morts... je sais pas comment ils sont morts mais ils sont morts...et même sans voir je sais...ils sont morts et je veux tuer, tuer mais je peux rien faire. Si j'avais Klaus devant moi, sûr que je le tuerais, mais y a pas de Klaus alors qui je vais tuer, les gardes ? Je vais leur prendre leurs fusils et leur tirer dessus ? Je pense qu'à ça, tuer, j'y pense jusqu'à l’écœurement mais je peux pas arrêter d'y penser, je l'aurai, je le tuerai - Moishe s'adossa - Et j'ai pensé à tuer les juifs... Je me disais, si les gardes voient que je hais les juifs ils me laisseront rentrer chez moi et si je tue les juifs ils verront que je les hais, alors je pensais : je vais les tuer, tous ceux de mon baraquement c'est leur faute si je suis là, et tous les jours je leur dis que je les hais, que c'est tous des pouilleux, que s'ils étaient pas là y auraient pas de camp et je serais dans ma famille. Et chaque jour le travail nous affaiblit et on n'a presque rien à croûter, une espèce de bouillon de patates avec surtout des pelures... un peu de pain. Et le froid, il fait de plus en plus froid... le vent d'hiver, la neige, la glace et faut qu'on marche dans le froid pour aller bosser et pour revenir au camp, tous les jours et ... Ach...Moishe soupira et son corps s'affaissa. On rentre du boulot, le ciel est lourd et gris comme du plomb sale, le vent te pique comme des lames de rasoir. Je regarde ces juifs autour de moi et ils sont sales, si mal fagotés... et ils sentent... et je me dis, y a forcément quelque chose qui va pas chez ces gens sinon ça leur serait pas arrivé... un truc pareil ça arrive pas à des gens bien - et Moishe et Bobby se regardèrent longuement dans les yeux - Ya - acquiesçant - j'étais là aussi, avec eux... moi un bon Allemand... ya, un bon Allemand qui aime sa Patrie, qui aime sa femme et son fils et a fondé un foyer pour eux... un bon foyer... chaud l'hiver avec des plantes vertes et des pots de fleurs à la fenêtre et un jardin. Une bonne table. On est contents, on rit souvent, on fait un grand sapin de Noël... des honnêtes gens, des gens bien. Donc - regardant toujours Bobby dans les yeux et haussant les épaules et retournant ses paumes - Donc... même quand je dors j'ai mal au ventre, j'ai des nœuds dans les tripes et je crie dans ma tête que je les aurai, que je tuerai les juifs, et je pense de plus en plus à tuer Klaus et son cousin, à les forcer à vivre dans un camp, à porter ces uniformes, à sentir la merde et la mort jour et nuit - ya, c'est peut-être la haine qui m'a permit de survivre au début - Bobby hocha la tête pour approuver - ya... au début ça m'aide à survivre. Mais après ça commence à me tuer, la douleur, le poison, ya, le poison, je le sens couler dans mes veines, un poison terrible, pire que le bouillon et le froid... et je l'entends crier en moi - lançant un regard perçant à Bobby, puis acquiesçant et soupirant - Ya, j'ai que de la haine et c'est de pire en pire je tiens même plus debout - Moishe se détendit soudain, son corps parut fléchir légèrement et un flot d'affection et de tendresse parut émaner de lui quand il prit les mains de Bobby pour les serrer un moment dans les siennes - C'était ça le pire, la haine... ça menait à rien, ça restait en moi et ça me bouffait en dedans... comme un cancer, j'étais dévoré par ma propre haine - Moishe regarda encore Bobby, puis lâcha les mains et se radossa... Donc ... on rentre du boulot, tout est comme du plomb sale, même les arbres sont comme du plomb sale... Ahhccchh, il fait si froid... ça gèle... et voila ce vieux qui tombe, non, il tombait pas, il s'écroulait... je le vois encore comme si c'était hier et ça fait si longtemps... Oh... si longtemps... et je nous revois si clairement en train de marcher et là tout d'un coup ce vieux qui s'écroule par terre et je sais, quelque chose en moi sait qu'il bougera plus, que même si le sergent se pointe et lui dit de se relever il répondra pas et bougera pas, qu'il a plus rien en dedans et le sergent lui mettra une balle dans la tête et nous gueulera dessus pour qu'on continue à avancer et on marchera en trébuchant et en essayant de nous convaincre nous-mêmes qu'il s'est rien passé, que c'était aussi bien comme ça, qu'il était vieux et serait mort bientôt de toute façon, et qu'il connaîtra plus le froid, la faim, mais y a quelque chose au fond de moi qui refuse de le croire et tout d'un coup je ramasse ce vieux type - regardant Bobby avec une expression de surprise et d'émerveillement - je réfléchis pas à ce que je fais, ça se fait tout seul et me vlà avec un bras autour de lui et j'essaie de le traîner et un garde arrive vers moi et il me chuchote à l'oreille, effrayé, Vite, avant que le sergent le voie, vite !!! et il reste debout derrière nous pour barrer la vue et les autres font un cercle et j'arrive je sais pas comment à le traîner/ porter, il a un bras sur mon épaule et je m'y accroche, j'ai l'autre bras autour de sa taille et je sais pas comment je respire mais je respire. C'est un petit vieux tout maigre, mais il se croit encore fort et je le tiens, on continue à avancer, j'ai les mains et les bras raides, glacés, la douleur est encore plus forte que la haine et on finit par atteindre le baraquement et je le mets sur sa paillasse et les autres se couchent sur lui pour le réchauffer et il respire, son cœur bat toujours, et je suis incapable d'ouvrir mes mains ou de bouger mes bras, c'est comme si on m'avait arrosé de ciment, je suis tour raide et je reste planté là et je regarde le vieux et quelqu'un me met une couverture sur les épaules, et quelqu'un d'autre me frotte et bientôt je commence à sentir mes bras et mes mains et la douleur me fait pleurer... Oui, oui, le sang afflue dans mes mains et mes bras et j'en chiale tellement ça fait mal - Moishe leva les yeux au plafond, tout remué de souvenirs et de pensées, puis abaissa son regard et observa de nouveau Bobby, mais cette fois avec une expression douce, radieuse, débordante de compassion - et Bobby regarda Moishe, fasciné, ébahi, sans voix, avec des hochements de tête pour seule réaction - Et je comprends pas encore moi-même ce que j'ai fait. On marche, je m'aperçois que je soutiens ce vieux alors je continue à marcher - Moishe lève les bras, se radosse, secoue la tête - j'y comprends rien mais ça se passe comme ça. Et il est vivant. Il vit encore un an et puis, comme des millions d'autres, il meurt - Moishe hausse les épaules - mais peut-être que moi je suis vivant parce que je l'ai porté, peut-être que ma haine m'aurait tué avant le camp - hausse encore les épaules - enfin bref ils me frottent les bras et c'est tout juste si je hurle pas de douleur, mais ça passe et ma haine passe aussi, Oh, pas pour tous, pas pour Klaus, mais je vois les autres prisonniers différemment, quelque chose change dans ma façon de les voir. Et ils se réunissent entre eux dans le baraquement, ils chuchotent un bon bout de temps dans le coin,, et y en a 1 qui vient vers moi et il me dit qu'ils m'ont fait juif honoraire et ils me donnent le nom de Moishe, et que ce nom soit le mien et que je sois béni - Moishe écarte les bras et sourit - je les maudis, je les hais et maintenant ils font de moi l'un d'eux et du coup je suis intégré au monde qui m'entoure et je ressens... je sais pas... un sentiment nouveau - Moishe avait du mal à trouver ses mots - une proximité avec eux, que j'avais jamais éprouvée avant, comme si j'étais vraiment l'un d'eux, tu comprends, que je sois juif ou pas juif c'est pareil, on est tous des hommes, tous ensemble. "

Hubert Selby Jr : Extrait de " Le saule " Editions de L'Olivier 1999

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